Albert Funke est né en 1873 dans la région d’Hanovre, à Alfeld. Il est scolarisé à l’école du village et apprend le métier de maçon. A 17 ans il démarre son tour de compagnon qui le mènera à travers la Ruhr et la Hesse.
Après son service militaire (1893-1895) à Mayence, il repartira dans la région de Hanovre et travaillera comme maçon suivant le travail et la saison mais aussi comme convoyeur pour transports d’animaux. A partir de 1896 il fera de nombreux voyages entre l’Allemagne et New-York, c’est là qu’il se trouve en juillet 1914.
Il se marie en 1897 avec Johanna Wulfes qui décèdera en 1903 ; sur les trois enfants, seule sa fille Anna survit. Il se remarie avec Berta Sturm dont il aura 2 enfants, Albert et Berta, la mère de l’auteur.
Déclaration de guerre
Mi-juillet A.F. arrive à bord du « President Grant » à New-York, son dernier voyage avant son retour définitif dans sa famille. L’argent qu’il avait gagné suffisait pour s’installer à Alfeld, terrain et maison étaient achetés, il manquait seulement la signature du contrat d’achat. Les évènements en Serbie allaient contrecarrer son plan. A.F. devait être très pressé lorsqu’il embarqua le 23 juillet 1914 à New-York, car fin juillet il se trouvait déjà en Europe – pas à la maison, mais à Rotterdam à bord du « Nieuw-Amsterdam ». Il écrivit à sa famille que : « si vous n’avez pas de mes nouvelles dans les jours à venir, c’est que je suis en Angleterre et y reste jusqu’à la fin de la guerre »
Ayant un mauvais pressentiment et quatre jours avant la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France il terminait sa lettre avec les mots suivants, le 3 août 1914 : « il y a encore plus d’Allemands ici. Il ne faut pas souffrir ni avoir faim… Cela peut encore durer longtemps »
Le « Nieuw- Amsterdam » accoste à New-York le 17 août et Albert Funke se manifeste par une lettre le 20 août dans laquelle il dit qu’il est bien arrivé mais que le trafic maritime est en partie bloqué et qu’il ne trouve pas moyen de rentrer.
Albert Funke devait rentrer dans l’immédiat car, d’après le paragraphe 28 de la loi du 11 février 1888, tout réserviste de catégorie 2 (de 39 À 45 ans) se trouvant à l’étranger avait ordre de se rendre immédiatement en Allemagne pour y être mobilisé. Ordre donné et confirmé par le Consul Général à New York.
Albert Funke va s’embarquer le 24 août 1914 sur le « Nieuw-Amsterdam », port d’arrivée Rotterdam.
Internement et lettres à la famille
Après la capture du bateau par « La Savoie », il sera d’abord interné dans le Fort de Crozon et ensuite sur le « Charles Martel » bateau de guerre désarmé à Brest.
Les premières nouvelles de son internement (adresse « Brest Verpore Charles Martels, La Franse ») parviendront à sa famille vers la fin octobre, le courrier échangé est le début d’un long témoignage sur les conditions de vie des internés.
Vivres et vêtements
Au mois de novembre A.F. demande à sa femme de lui envoyer » ses bottes ainsi que de la cire, des sous-vêtements, une chemise, des bandelettes de toile pour envelopper les pieds, une écharpe marron, une aiguille à repriser, du fil pour repriser les chaussettes et son dessous de chemise noir ». Le poids maximum du paquet ne doit pas dépasser 5 kg, mais on peut également envoyer 2 paquets avec la même carte d’expédition. Les lettres et paquets sont expédiés sans frais de port. L’adresse doit être écrite avec l’information suivante : « colis pour prisonnier de guerre ».
Peu de temps après, le 21 novembre, A.F. reçoit sa première « lettre du pays » de sa femme alors qu’il est encore sur le « Charles Martel », et répond en demandant de façon urgente l’envoi de 2 couvertures grises « car il fait froid, là où il est ».
Le 6 novembre A.F. raconte que " lui et les prisonniers sont internés depuis deux semaines sur une petite île à proximité de Brest ». Il n’en connaissait pas le nom, ou du moins il ne pouvait pas la nommer. Sur les enveloppes, les cartes et le papier à lettre on trouve tout simplement Brest. Et : « je viens de changer aujourd’hui de vêtements. J’aurai aimé que tu les voies ! »
Dès la mi-décembre A .F. confirme à sa femme que les bandelettes sont très utiles car, « là où il est, la pluie et le vent dominent ». Il demande où se trouve sa valise, il a aussi écrit à Rotterdam. Il se fait du souci en ce qui concerne le paiement du loyer, « surtout qu’elle prenne uniquement ce dont elle a besoin - en espérant que la société (son salaire) continue à le verser ».
La demande en vivres prend une grande de place dans le courrier, « surtout de la charcuterie et du jambon pour le garçon de la campagne »… avec les instructions nécessaires à la confection de conserves pour la charcuterie et aussi la confection du saindoux. Ce sujet sera réitéré dans les 30 lettres qui suivront jusqu’en novembre 1915.
Fin décembre, A.F. raconte qu’il a reçu un paquet de sa société pour la Noël, dans lequel se trouvaient : linge, saucisse, chocolat, miel, savon, cigarettes, bougies et mouchoirs ainsi que du papier…. et que nous construisons des baraques… La construction du camp n’était donc pas finie.
Début janvier 1915 il confie à son beau-frère Hermann S. à Grünenplan qu’il a été interné dans 3 stations et qu’il est toujours, sans les nommer. « Nous faisons la cuisine nous-même, la nourriture accommodée aux temps de guerre »
En janvier 1915 il raconte qu’il a reçu un paquet de la Croix-Rouge : « ceinture pour les reins, mitaines, biscuits, sucre et cigarettes… » A.F. n’était pas encore fumeur à cette époque.
Début février A.F. constate que :
« Nos rations ont été également réduites du fait que les prisonniers en Allemagne sont plus mal logés que nous… »
Puis en mai : « N’as-tu pas fait de « Zwetschenbutter » (confiture de quetsches très épaisse) ou quelque chose de similaire, que j’aimerais mettre sur le pain. Une livre de saucisses me suffit par semaine, donc n’en envoie plus… »
A partir de l’été A.F. demande souvent le prix des denrées à Alfeld qu’il a reçues pour le comparer avec les prix sur place.
Le ravitaillement par les prisonniers eux-mêmes
« Fin février (1915 n.d.a) nous avons labouré et planté des pommes de terre, plus tard aussi planté des petits pois. »
Etaient-ce les internés qui avaient fait les plantations ou les paysans dans les champs avoisinants, comme il l’avait observé ?
Début juillet A.F. raconte que « les abeilles ont disparu, j’espère pour toujours, grâce à l’insecticide… Ici il fait très beau, les petits pois fleurissent, les pommes de terre seront mises en rangées, la salade verte va nous manquer cette année… »
A l’automne, il rappelle à sa femme, comme il l’avait déjà demandé auparavant, « d’étiqueter le contenu sur les boites de conserve. Il aimerait mettre les boites dans une grande marmite, mais ne connaît pas le contenu… »
Dans la marge d’une lettre : les fleurs de notre jardin…Ces « amitiés de l’Ile Longue » sous forme séchée existent toujours.
Début octobre A.F. raconte dans une lettre : " Monsieur Odmann va bien, il est notre boucher, ici. »
Une nouvelle facette sur la vie du camp et de ce fait de nouvelles questions. D’où provenaient les animaux ? Il y en avait-il sur l’île ?
A.F. se fait du souci pour sa famille, en particulier pour ses enfants, comme on le lit constamment dans son courrier :
Quelques extraits :
« J’espère que Berta a toujours ses boucles rousses ? Est-ce que Albert va à l’école ? Que devient Anna, je n’ai pas de nouvelles ? Est-ce qu’Albert ou Berta sont malades ? J’ai rêvé la nuit dernière. »
« Que deviennent les enfants ? Que fait Berta, me demande-t-elle, ou m’a-t-elle déjà oublié ? » (mère de l’auteur qui venait d’avoir 5 ans, n.d.a)
« Si tu ne peux pas m’envoyer de courrier, ne te tracasse pas, ça devrait aller aussi comme ça. Occupe-toi de la famille afin que les enfants n’aient pas à souffrir. »
« Albert pourrait aussi m’écrire. Pourquoi n’écrit-il pas quelques lignes, cela me ferait grand plaisir ».
Invitations
Dans une lettre à sa femme en février 1915, il nomme pour la première fois le nom du camp, Ile-Longue, et qu’il a déjà appris quelques rudiments de la langue. Elle pourrait faire de même - si jamais elle devait se rendre ici…
Début mars, la deuxième invitation :
« Tu pourrais venir bientôt ici et laver mes vêtements ?
Début mai : « Alors quoi, tu ne veux pas venir et laver mes vêtements ? »
A la mi-novembre, « un dernier souhait » ça serait bientôt son anniversaire, il espèrerait qu’elle viendra, il serait fatigué de sa vie de célibataire, ce qu’elle en penserait ? »
Il ne se rendait toujours pas compte de la gravité de la situation en Europe.
Choses diverses
En janvier 1915 A.F. reçoit une carte de sa femme sur laquelle est imprimée la photo du « Vaterland ». Celle-ci provient apparemment de son ami X, l’imprimeur du « Vaterland », cité par Walter Meyer dans sa lettre à Berta en décembre 1917.
Comme il n’y avait pas encore de radio autrefois, les gens n’étaient pas aussi informés que maintenant. Néanmoins cela ne les empêchait pas de s’intéresser aux évènements politiques, comme le fit A.F. qui demanda à sa femme de lui garder les journaux. Il fut heureux d’apprendre que sa valise (venant de Rotterdam, n.d.a) était arrivée à la maison, et informa sa femme que le sac contenant la couverture était à New-York...
Il demande en février si lui aussi peut obtenir une aide. Il est toujours militaire de deuxième catégorie et devrait pouvoir avoir recours à une aide.
Début août A.F. se réjouit lorsqu’il apprend dans une lettre de sa femme que son salaire continue a être versé, ce qui n’est pas le cas pour un collègue du camp.
« J’ai fait une grande lessive la semaine dernière, tout a très bien séché, sauf les rideaux ».
Une baraque dans un camp de prisonniers - avec des rideaux que sa femme attentionnée lui avait sans doute fait parvenir ?
Le temps semblait s’améliorer : « les alouettes chantent ! »
Il voudrait aussi de l’insecticide car les petites abeilles piquent…
En avril A.F. confirme l’arrivée d’un paquet contenant une pipe et du tabac – justement à cause de la Croix-Rouge justement – il a dû entre temps devenir fumeur. « On devient léger ici ! »
En mai : « L’insecticide (contre les abeilles) fait de l’effet , je n’ai plus trouvé de poux dans le linge… »
Puis la demande de voir si jamais son maillot de bain de l’époque où il était célibataire, ne serait pas par hasard dans sa valise…Ils pourraient se baigner à la plage !
(En comparant la vie dans la grisaille, 600 km pour loin à l’est, avec la vie du camp de ces internés, on peut constater qu’ils vivaient sur « l’Ile des Bienheureux », dans le sens propre du terme…)
Sa femme lui avait expédié en juillet un bonnet qu’il ne pouvait pas utiliser. Il s’en plaint et lui ferait savoir ce dont il aurait besoin…. C’était encore l’été.
Suit une remarque presque tragi-comique concernant « les jeux de ballon ou équivalent, ce que l’on doit pratiquer dans ses vieux jours (42 ans n.d.a.) s’il l’on veut garder les idées nettes… »
Une vague de résignation le submerge au mois d’août lorsqu’il fait part à sa famille qu’il ne pourra pas les aider cette année, peut-être l’année prochaine, qu’il est de toute manière trop vieux pour le travail car ici on perd le goût au travail. Le mieux serait de prendre sa retraite.
Quelques jours plus tard : »…la récolte de pomme de terre à Eiberg (près d’ Alfeld) n’est pas bonne ? " Achètes- en, fais pour le mieux pour que vous ne souffriez pas. Je ne peux pas vous aider. »
Il réitère la demande de papier, il pourrait écrire plus souvent.
A.F. s’est fait virer deux fois de l’argent de New York, à chaque fois 103 francs. Comment était-ce possible ? Il y avait-t-il une banque dans le camp ou est- ce que les transactions étaient faites à Brest ou par l’administration du camp ?
Mi-septembre il se réjouit d’avoir un bouquet de bruyère et est content des bonnes nouvelles reçues d’Eiberg - « Et si Albert (son fils) n’aime pas les navets, il doit les manger quand même, il seraient bons pour la santé… »
Plus loin : « tu me demandes pour le linge ; ici on en utilise très peu, suivant la saison, et si on le lave, on l’ étend aussi longtemps qu’il faut jusqu’à ce qu’il soit sec et on le remet sur soi. Comme le feraient les gars des chantiers… »
Et : " Anna me demande pour la langue ; je réussis déjà très bien à me faire comprendre. J’aimerais aussi si Anna (16 ans n.d.a.) l’apprenait, on ne peut jamais trop apprendre… »
« … nous avons du beau temps maintenant, nous venons de nous baigner, c’est ce que nous avons de mieux ici… »
En octobre : « il y a peu de temps, j’ai eu la chance un matin d’attraper deux petits carnassiers, malheureusement un s’est échappé. Dans le cas où je retournerais à la maison, j’en ramènerai peut-être quelques- uns. On s’est bien habitué à ces petites bêtes… »
Question de l’auteur : qu’est-ce qu’il veut dire par là ? De quelles bêtes s’agissait-il ?
En novembre il écrit qu’il a reçu des nouvelles d’un ami de Hambourg et qu’il faut s’adapter à la situation actuelle. A l’avenir il ne pourrait recevoir de sucre et café que toute les 6 semaines….
Il aimerait aussi qu’on lui envoie 2 mètres de toile à voile qu’il avait ramené de ses voyages en mer pour confectionner un hamac.
Début décembre il fait savoir à sa femme « qu’elle lui fasse parvenir café et sucre toutes les 6 semaines car ayant eu des nouvelles du marché de Hambourg, il fallait s’adapter au temps et il ne fallait pas qu’elle eût été privée, elle et les enfants. En espérant qu’elle et les enfants restent en bonne santé pour la Noël ; joyeux, on ne pouvait pas le dire. Espérons que ce soit le dernier que je passerai en captivité… »
Maladies
Début février 1915 pour la première fois malade : « J’ai la grippe depuis quelques jours ».
Il se remet et fait savoir dans chaque lettre et carte qu’il est en bonne santé. Etait-ce vrai ?
En décembre 1915 il est à nouveau malade, d’après le rapport de Dr. Brill. Fin décembre il écrit une carte pour la dernière fois.
« Noël est passé, le temps était doux, ici on n’a pas de neige ni glace. Le nouvel an sera bientôt passé, et voilà encore une nouvelle année ! Comme il fait froid chez vous, couvre bien les enfants pour qu’ils puissent faire de la luge sans attraper froid. »
La fin
Le fils d’Abert Funke relate dans « ses notices de 1935 » que c’est le Commandeur Général (des Français ?) par l’intermédiaire de Genève qui aurait informé la société L. Ruhe à Alfeld de la mort d’Albert Funke, début janvier 1916. Il n’est pas dit quand cela s’est passé. C’est suite à la demande du frère de Hermann S. de Grünenplan, qui avait été lui-même sur le front à Verdun, que l’on peut déduire que Berta Funke eut confirmation à la fin de l’année 1916 qu’ elle avait perdu son mari et le père de ses enfants .
La société arrêta à ce moment-là le versement de salaire. Les quatre membres de la famille durent vivre de leurs épargnes, ils reçurent plus tard une misérable indemnité d’orphelins, rien pour Anna (17ans) fille du premier mariage et une somme très modeste pour Berta Funke. Ils perdirent le reste de leurs économies de 1914 à cause de l’inflation régnant en 1923.
En décembre 1917, la veuve reçut une lettre du camarade W. Meyer de Hambourg, après sa libération :
Le soir de la St Sylvestre votre cher mari se trouvait encore avec moi et Aloïs Diete dans la baraque 8, puis il a rejoint sa baraque où il voulait poursuivre encore la fête. Dans la nuit il ressentit de grandes douleurs dans les flancs et eut la colique, probablement une attaque de dysenterie, cette maladie qui survenait de plus en plus souvent chez nous. Le matin de la nouvelle année il a lavé son caleçon et a dit à son ami l’imprimeur du « Vaterland » de le rentrer quand il serait sec car il voulait se rendre maintenant à l’hôpital. La visite était à 10 heures, là-dessus votre mari s’y est rendu, mais il n’a pas eu le droit de revenir dans le camp car il avait une forte fièvre. L’après- midi votre mari est allé aux toilettes et il n’est pas revenu. On l’a cherché mais on n’a pas trouvé de trace. Comme je l’ai appris par Monsieur Dieckmann, on a dit ou on vous a écrit que votre mari s’était suicidé mais ceci n’est pas vrai. Nous qui le connaissions pouvons jurer sur l’honneur que votre mari pensait toujours à sa famille qu’il était joyeux et heureux de vivre et qu’il n’y avait pas de raison qu’il se prenne la vie. On ne peut pas accuser quelqu’un directement de la mort de votre mari, seulement les infirmiers auraient dû surveiller avec une plus grande attention les malades atteints de fièvre. J’espère que ces quelques lignes ont pu vous apporter réconfort. On lui doit bien cela « Il donna sa vie pour la patrie ».
Pendant 8 ans la veuve se battra contre de nombreuses instances pour obtenir une pension.
Le jugement rendu le 2 juin 1926 par Dr. Wick, assesseur du tribunal civil d’Alfeld, reconnaîtra que :
« Le disparu, Albert Funke convoyeur d’animaux, né le 11 décembre 1873 à Alfeld, est reconnu comme étant décédé. Le moment du décès est fixé au 2 janvier 1916. »
Hans-Dieter Kellmereit, traduit de l’allemand par Annie.